Le puits du diable

Il y a très longtemps, alors que le château du Fleckenstein venait tout juste d’être achevé, le propriétaire des lieux se dit qu’il manquait encore un équipement indispensable dans cette région de montagne : un puits.

Des troupes d’ouvriers se mirent à l’œuvre jour et nuit, pendant des mois. Mais alors que le trou atteignait une quarantaine de mètres, l’eau n’y venait toujours pas. Le seigneur, obsédé par le percement de son puits, se morfondait, ne comprenant pas cette absence de résultat, malgré tant d’efforts acharnés.

Une après-midi, alors que les coups de pioche résonnaient comme tous les jours dans la cour, un mystérieux individu arriva. Il était petit et trapu, vêtu d’une cape noire et d’une capuche qui lui recouvrait le visage. Il avait une grande bouche et deux yeux jaunes éclatants. Sans se présenter, il fit une proposition au seigneur :

« Je peux creuser votre puits », dit-il d’une voix ferme. « J’exigerai seulement une redevance à la fin de mes travaux. Ne craignez rien pour vos richesses : votre or ne m’intéresse pas. »

En l’écoutant, le seigneur se sentit revigoré. Et malgré l’aura étrange qui semblait émaner de l’inconnu, il accepta sans hésiter.

Les ouvriers du puits eurent pour simple consigne de descendre l’homme le matin et de le remonter à la tombée de la nuit. On entendit ainsi les coups de pioche résonner toute la journée, rapides et réguliers. Quand vint l’heure de le remonter, l’individu fit savoir qu’il passerait la nuit à creuser. Pendant des jours, les coups de pioche ne s’arrêtaient plus et tous s’interrogeaient sur cet homme qui ne demandait ni à boire, ni à manger, et ne semblait pas dormir. Puis les coups s’arrêtèrent et sa voix retentit pour demander qu’on le remonte.

Quand on y jeta une corde, celle-ci descendit, descendit… jusqu’à trois cents mètres de profondeur. Au grand étonnement des personnes réunies autour du puits, on alla chercher une deuxième corde qu’on attacha solidement à la première ; elle descendit encore une centaine de mètres plus bas.

L’étranger fut finalement remonté et le seigneur de Fleckenstein qui trépignait lui dit :

« Mon brave, vous creusez si bas que nous n’aurons bientôt plus assez de corde pour vous y faire descendre ! »

« Venez voir par vous-même, Monseigneur » répondit simplement l’homme.

Tandis qu’ils descendaient, il fit bientôt noir et l’air devint chaud. La chaleur s’intensifiait, le seigneur suffoquait, ne sentant toujours pas d’humidité dans le sombre puits. Au contraire, un éclat jaune orangé éclairait les parois de pierre sous ses pieds : de la lave en fusion ! Se tournant vers son hôte, Fleckenstein découvrit une bête, grande et velue aux yeux jaunes et mesquins, arborant un sourire terrible. Il sursauta, manquant de tomber du bac.

« Voilà donc votre puits Monseigneur. Il y fait certes un peu chaud. Mais trêve de manières ! L’eau n’était pas dans le contrat », dit le démon d’une voix sombre et sarcastique. Et d’ajouter, face au seigneur horrifié : « A présent, ma note pour ce dur labeur : votre âme. »

Bien décidé à sauver sa peau, Fleckenstein se signa aussitôt, récita le « Notre Père » puis, profitant de la stupeur du Démon, poussa ce dernier de toutes ses forces dans le vide.

La créature tomba, accompagné d’un rire dément qui retentit dans tout le château. Fleckenstein cria à ses serviteurs de le remonter, à demi mort de chaleur et d’épuisement. Une fois en haut, ses esprits recouvrés, le seigneur rassembla sa famille ainsi que tous les habitants du château, et ordonna qu’on entoure le puits en récitant toutes les prières connues. Au bout d’un moment, Dieu dut les entendre car l’eau jaillit en contrebas avec un grondement. C’est ainsi que les habitants du château de Fleckenstein eurent enfin leur puits, à l’eau limpide et fraîche comme nulle part ailleurs.